17
— M’dame, je vous ai dit de rester de l’autre côté du ruban jaune. Reculez s’il vous plaît.
— Je veux savoir qui est le responsable ici !
John McAllister reconnut la voix et fit volte-face. Cecelia Wells – Cecelia Strickland, bon sang – se trouvait sur la scène de crime, du mauvais côté du ruban jaune qui délimitait l’entrée de la Gazette. Elle se disputait avec l’un des types en uniforme, qui avait apparemment interprété ses cheveux blonds et sa petite taille comme une preuve de stupidité. Le flic tenta de la reconduire de l’autre côté du cordon, mais elle repoussa son bras.
— Retirez vos mains ! Qui est le patron ? demanda-t-elle. Je veux lui parler sur-le-champ !
John parcourut son corps du regard. Au lieu de sa tenue de tennis, elle portait une jupe en jean et un haut de bikini.
Putain. Ses seins parfaits menaçaient de déborder du machin. Il regarda autour de lui. Tous les mâles du secteur avaient fait la même observation.
— Cecelia ?
Il se dirigea vers elle en essayant de leur bloquer la vue.
— McAllister !
Elle se précipita vers lui et s’agrippa à son bras.
— Où est Feenie ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Ne vous inquiétez pas, elle va bien.
Du coin de l’œil, il vit l’officier avec qui elle parlait lui jeter un long regard méprisant. John mettait un point d’honneur à emmerder le moins possible les flics du coin.
— Sortons d’ici, et je vous dirai ce que je sais.
Elle resta agrippée à son bras tandis qu’il la guidait hors de la scène de crime, soulevait le ruban et la laissait passer dessous. Il l’emmena ensuite dans la ruelle près du bâtiment.
— J’ai entendu dire qu’il y avait eu des coups de feu ?
Elle semblait sur le point de faire une crise de nerfs.
— C’est le cas, mais personne n’a été blessé, répondit-il.
Elle ne retira pas sa main, et ce n’était pas lui qui allait le faire pour elle.
— D’après ce que j’ai pu récolter jusque-là, il semblerait que quelqu’un ait tiré des coups de feu sur Feenie alors qu’elle quittait le bureau à trois heures et demie.
— Trois heures et demie ? C’est tout juste quand je l’ai déposée ! Elle va bien ? Où est-elle ?
Ses yeux verts et étincelants, ajoutés au contact de ses mains serrées autour de son bras, empêchaient McAllister de se concentrer.
Voilà qui donnait aux choses un nouvel angle. Comment le tueur savait-il où la trouver ? Ce n’était pas dans les habitudes de Feenie de travailler le samedi.
— McAllister ? Est-ce qu’elle est à l’hôpital ?
— Les officiers à qui j’ai parlé m’ont dit qu’elle était interrogée dans un endroit sûr. Et qu’elle n’était pas blessée.
Il omit délibérément de lui préciser que ces officiers étaient du FBI. Cette information lui foutrait probablement les jetons, et il ne voulait pas l’impliquer dans cette histoire plus qu’elle ne l’était déjà.
— Qui, à part vous, savait que Feenie travaillerait aujourd’hui ? demanda-t-il. D’habitude, elle ne vient pas le samedi.
Cecelia écarquilla les yeux.
— Bon sang, vous avez raison. Je n’avais pas pensé à ça. D’après ce que je sais, personne ne savait qu’elle serait là à part moi et Marco Juarez. Feenie a fait une pause pour venir me voir. Mais je l’ai ramenée et elle m’a dit que Marco passait la prendre plus tard.
John n’avait vu Marco nulle part.
— Et ceux qui étaient au journal savaient qu’elle était là, aussi, ajouta Cecelia.
John avait déjà vérifié ça. Les seules personnes présentes aujourd’hui, c’étaient Grimes, le chef de rubrique et deux journalistes sportifs. John avait du mal à croire que l’un d’eux ait rencardé le tireur sur les allées et venues de Feenie.
Cecelia regarda la police examiner la scène de crime, clairement bouleversée.
— Mon Dieu, dit-elle. Je n’arrive pas à croire que Feenie était ici en train de se faire tirer dessus pendant que j’allais acheter des bières !
Quelques larmes coulèrent sur ses joues. C’était incroyable, vraiment. Il l’avait vue garder son sang-froid dans des circonstances excessivement angoissantes, mais la simple pensée de ce qui n’était pas arrivé à son amie la faisait pleurer.
— Est-ce que ça va ?
Elle essuya ses joues.
— Ouais. C’est juste que… tout ça est un peu violent, vous voyez ?
Il s’approcha et posa une main sur son épaule pour la réconforter. Elle sentait l’huile de noix de coco. Bon sang. Il fallait qu’il s’éloigne d’ici.
— McAllister !
Il releva vivement la tête. Le flic qui avait parlé avec Cecelia se ruait vers lui.
— Est-ce que votre amie conduit une Explorer bleue ?
Il regarda Cecelia.
— Vous conduisez une Explorer ?
— Quoi ? Oh, oui. Désolée.
Elle se retourna, lâchant son bras.
— J’imagine que je suis garée au milieu de la route. Elle se retourna vers lui. Ses joues étaient humides, mais elle souriait.
— Je dois y aller. Merci, McAllister.
Juarez freina en faisant crisser ses pneus à côté de la Kia blanche de Feenie et courut vers le bateau. Il perçut du mouvement à bord et sortit son arme. Mais c’était Feenie, et elle était seule.
— Où est-ce que t’étais passée, bon sang ? tempêta-t-il.
Quand les flics lui avaient dit qu’on lui avait tiré dessus, il avait failli faire une crise cardiaque sur le trottoir.
Feenie, de son côté, semblait étrangement calme pour quelqu’un qui venait d’esquiver trois balles. Elle descendit du Rum Runner et posa le pied sur le ponton, et il remarqua le sac de marin qui pendait sur son épaule.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pars. Ça se voit pas ?
— Comment ça, tu pars ?
Elle passa à côté de lui sans un regard.
— Je pars. Je prends congé, je fais mes valises, je mets les bouts, je me barre…
Il l’attrapa par le bras et l’obligea à se retourner.
— Ne me touche pas.
— Feenie, allez…
— Je suis sérieuse !
Elle arracha son bras et le regarda avec mépris. Il la regarda, stupéfait, reculer d’un pas. Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Il rangea son arme dans son holster.
— Qu’est-ce qui se passe, Feenie ?
— C’est une grande question. À toi de me le dire. Tu débarques dans ma vie, tu m’offres ton aide. Avant même de m’en rendre compte, je me retrouve chez toi, je me retrouve dans ton lit. Je te fournis en informations de droite et de gauche, et qu’est-ce que tu me fournis, toi ? Un tissu de mensonges, voilà quoi !
Elle fit un pas en avant et enfonça un doigt dans la poitrine de Juarez.
— J’en ai ras le bol qu’on me mente !
— Feenie, ralentis. Qu’est-ce que…
— Et tu sais le pire, Marco ? Le pire, c’est que tu aurais pu tout me dire. J’aurais compris.
Des larmes lui montèrent aux yeux. Nous y voilà, la scène de rupture larmoyante qu’il redoutait. Ça finissait toujours par arriver tôt ou tard quand il s’engageait avec une femme, mais au diable s’il comprenait la cause de celle qui se déroulait en ce moment.
— Feenie…
Il prit une profonde inspiration et tenta de ne pas paraître exaspéré.
— Tu ne veux pas juste me dire ce qui s’est passé ?
Elle s’approcha de lui et baissa la voix.
— Je suis au courant pour ta sœur, Marco. Je sais pour Paloma.
Il crispa la mâchoire et essaya de contrôler la montée de colère qui apparaissait chaque fois que quelqu’un prononçait son nom.
— Qu’est-ce que Paloma a à voir avec toi ?
— Deux ou trois choses, apparemment. Surtout depuis que tu te sers de moi pour retrouver son meurtrier.
— C’est ce que tu penses ? Tu penses que je ferais ça ?
Elle sourit d’un air de regret et lui tapota la joue.
— Je ne pense pas, Marco, je sais.
Son sourire s’évanouit.
— Maintenant, pousse-toi de mon chemin avant que je me serve d’une de ces prises que tu m’as apprises.
Il leva les sourcils.
— Je suis sérieuse. Je suis en pétard. Me fais pas chier maintenant.
Il fit un pas de côté et la regarda jeter son sac dans la Kia. Puis elle monta, démarra et s’éloigna sans même un regard. Il avait fait sortir de leurs gonds un bon nombre de femmes dans sa vie, mais il venait d’atteindre un nouveau sommet.
Il allait lui laisser le temps de se calmer… quoi, cinq minutes ? Et puis il irait lui parler.
La Kia disparut, et il réalisa qu’il ne savait pas où elle allait. Et elle s’était retrouvée dans la ligne de mire d’un tueur à gages quelques heures à peine auparavant. Bordel ! Elle devrait être là. Avec lui.
— Merde, murmura-t-il en embarquant sur son bateau.
Il allait de nouveau avoir besoin de son GPS, mais cette fois, pour la voiture de Feenie.
Il traversa la cabine, surpris par l’aspect dépouillé de la pièce sans le désordre de Feenie partout. Pas de chaussures près de la porte. Pas de brosse à dents sur l’évier. Pas de truc à dentelles en train de sécher sur le porte-serviettes. Son regard vagabonda en direction du lit.
Elle lui avait laissé quelque chose avec un mot dessus. Il s’agissait du permis de l’arme qu’il lui avait donnée.
Marco,
Je garde ton pistolet pour l’instant, mais je te laisse le permis. Le type du FBI m’a dit qu’il était faux.
Feenie.
P.S. : Tu as un public, alors ne fais rien de stupide.
Alors elle avait parlé avec les fédéraux. Parfait. Ça expliquait où elle avait été chercher l’idée qu’il se servait d’elle comme appât. C’était exactement le genre d’intrigues qu’ils pouvaient inventer.
Alors comme ça, ils voulaient la retourner contre lui. Pourquoi voudraient-ils faire ça ? Quel intérêt pour les fédéraux qu’elle le plaque comme une merde ?
Il froissa le mot et essaya de réfléchir. Elle était en pétard. Royalement. Elle allait certainement aller pleurer chez Cecelia ou chez son père. Sauf qu’elle n’était pas vraiment du genre à pleurer sur l’épaule de quelqu’un. Quand elle était bouleversée, elle repoussait les gens.
Elle avait dû rentrer chez elle.
Et c’est exactement ce que voulaient les fédéraux. Leur plan était de l’isoler, puis de reculer et d’attendre. Et maintenant qu’ils savaient qu’elle était une cible, ils seraient prêts, cette fois-ci. Ce n’était pas lui qui l’utilisait comme appât, c’étaient eux.
Putain de merde. Feenie avait besoin de sa protection et c’était bien ce qu’il comptait faire, qu’elle le veuille ou non.
Feenie se prélassait au bord de la piscine dans son peignoir, savourant un café glacé, et une bouffée de fierté.
Son premier article de l’édition du dimanche.
Pour le faire, elle avait interviewé des dizaines d’étudiants et d’enseignants, et ce qu’elle avait réussi à compiler dépassait encore ses espoirs. Elle avait fait de son mieux pour mettre les gens à l’aise, et son statut d’ancienne de Northside avait certainement joué en sa faveur. Après avoir interviewé les jeunes de différentes bandes, les enseignants, les entraîneurs et les parents, elle avait rassemblé le tout et donné aux lecteurs un regard approfondi sur les dynamiques sociales d’un lycée. Son article permettait de donner un aperçu du monde de l’athlétisme au lycée – la compétition, le bizutage, la pression du regard des gens. Et, cerise sur le gâteau, les photographies de Drew s’étalaient en double page couleur.
Elle se sentait bien, confiante, même exaltée. Si Grimes ne lui donnait pas de promotion après ça, c’était un idiot. Elle avait déjà décidé que s’il ne lui donnait pas le poste qu’elle méritait, elle irait tout droit dans son bureau pour le réclamer haut et fort. Elle avait désormais suffisamment confiance en ses compétences pour défendre ses intérêts.
On ne lui marcherait plus sur les pieds. Plus maintenant.
Le bourdonnement strident d’une scie circulaire emplit l’air, et elle jeta un coup d’œil vers la maison par-dessus son épaule. L’ami de Marco et sa bande étaient venus samedi comme promis, et passaient la journée dans la cuisine. Feenie avait versé les arrhes à Carlos, presque la totalité de son salaire, et cherchait une solution pour réunir le reste de la somme. Elle paierait des intérêts pour étaler les paiements sur trois mois, mais tant pis. C’était le mieux qu’elle puisse faire si elle ne voulait pas compter sur la charité de Marco. Et elle voulait éviter ça à tout prix.
— Il était grand temps que vous fassiez quelque chose pour cette horreur.
Feenie se retourna. Mme Hanak se tenait dans le patio, en tailleur-pantalon bleu pervenche.
— Bonjour, madame Hanak. Vous allez à l’église ?
— Oui.
— Jolies chaussures.
Mme Hanak fronça les sourcils en baissant les yeux sur ses vêtements pervenche. Elle considérait comme un sacrilège de porter un pantalon et des chaussures plates dans la maison de Dieu, mais sa hanche défaillante et ses varices l’avaient contrainte à rompre avec soixante ans de tradition. Quoi qu’il en soit, elle agrémentait toujours sa tenue d’une fausse chrysanthème blanche épinglée à son revers.
— Merci, dit-elle. Est-ce que votre ami est parti ?
Feenie reposa son papier.
— Quel ami ?
— Marco Je-ne-sais-quoi. Il était ici, la nuit dernière quand je suis allée me coucher.
Feenie leva les sourcils.
— Il était ici ?
Mme Hanak pencha la tête sur le côté.
— Eh bien, pas ici, exactement. Dans la rue. Son pick-up était garé devant chez les Millner de sept heures jusqu’à dix heures au moins, quand je me suis mise au lit.
Feenie masqua son irritation. Il fallait être sacrément observatrice, voire espionne, pour remarquer la voiture de quelqu’un garée beaucoup plus bas dans le pâté de maisons toute la soirée. Mais c’était tout à fait le style de Mme Hanak. Quant à Marco, en revanche, c’était surprenant. Pourquoi surveillerait-il sa maison toute la nuit ? Il ne lui avait pas fait l’impression d’être du genre amant-abandonné-et-obsédé.
— Il est parti, maintenant, dit Feenie d’une voix ferme.
Mme Hanak fit la grimace.
— Dommage. C’était un sacré beau morceau.
Après le départ de Mme Hanak, Feenie entendit une voiture s’engager dans l’allée. Elle regarda par-dessus son épaule, s’attendant à voir la Silverado de Marco, mais elle vit à la place une Buick grise et familière. Un homme immense, aux cheveux gris, descendit de la voiture et remonta l’allée, sans même adresser un regard aux ouvriers qui tapaient au marteau sur le toit de Feenie.
— Salut, papa, dit-elle en se relevant. Qu’est-ce que tu fais là ?
Il s’arrêta devant elle et croisa les bras. Feenie leva le menton et se prépara à essuyer une rafale de critiques.
— Tout va bien ? lui demanda-t-il contre toute attente.
— Ça va.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Ma propre fille est impliquée dans une fusillade, et je l’apprends sur Internet ?
Depuis quand son père surfait-il sur Internet ?
— Comment diable…
— J’ai essayé d’appeler, mais ton téléphone est hors service.
Il passa une main dans ses cheveux, et elle comprit qu’il était totalement déconcerté.
— Qu’est-ce qui se passe, Feenie ?
Elle soupira, regrettant de ne pas l’avoir appelé la veille au soir. Mais ce n’était pas comme si elle avait été blessée, et elle n’avait pas voulu l’inquiéter. Sa stratégie avait manifestement échoué et désormais, il n’était pas seulement inquiet, mais également en colère contre elle.
— Assieds-toi, papa. Je vais te raconter.
Il approcha une chaise et attendit qu’elle lui donne des détails. Elle étudia son visage en se demandant jusqu’où elle pourrait aller dans son récit. Il semblait peiné et il était probablement furieux du trajet de deux heures qu’il venait de faire jusqu’à Mayfield.
— Comment tu es tombé là-dessus sur Internet ? demanda-t-elle.
— Ce type, McAllister, a fait un article sur la fusillade.
— Tu lis la Gazette ? En ligne ?
— J’ai souscrit une inscription électronique quand tu m’as parlé de ta « promotion », dit-il. Sinon, comment veux-tu que je lise tes articles ? Port Aransas n’est pas dans la même zone.
Feenie se renversa dans sa chaise, stupéfaite. Elle eut toutes les peines du monde à imaginer son père, le phobique des ordinateurs, en train de se servir du Net. Mais c’était encore plus difficile de l’imaginer suivre sa carrière.
— Je ne savais pas, dit-elle.
— Ouais, eh bien, je m’en doutais. Sinon, tu m’aurais appelé au lieu de me laisser l’apprendre comme ça. Ça a un rapport avec Josh, c’est ça ?
On pouvait compter sur Franck Malone pour aller droit au cœur du sujet.
— Il a quelques ennuis en ce moment, et j’ai participé à des recherches à ce sujet. J’imagine qu’il a découvert que j’étais impliquée.
Il baissa les yeux et murmura un juron.
— Mais tout va bien. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Le FBI me surveille, donc je pense être en sécurité jusqu’à ce que tout soit terminé.
Il releva vivement les yeux.
— Le FBI ? Bon sang, Feenie ! Dans quoi t’a embarquée ce fils de pute ?
Elle ferma les yeux, et fit le vœu, pour la millionième fois, que toute cette histoire s’arrête. Elle n’avait pas besoin de ça. Et son vieux père, qui avait tendance à s’inquiéter facilement, n’en avait foutrement pas besoin non plus.
Elle tendit le bras pour lui prendre la main.
— Papa, vraiment. Tout va bien. Je ne peux pas tout te dire, mais tu dois me croire : je suis en sécurité maintenant.
Elle espérait avoir l’air plus convaincue qu’elle ne l’était en réalité.
Il la regarda avec circonspection.
— Tu as une arme dans la maison ?
Les armes. Évidemment.
— J’ai mon .22, répondit-elle. En plus, un ami à moi m’a prêté son .38. Il me donne des leçons.
Son père remua sur sa chaise, l’air mal à l’aise.
— Un ami, hein ? Quoi, genre un colocataire ?
Elle sourit. À sa manière gauche, il se renseignait sur sa vie amoureuse. Mais comment pourrait-elle bien lui expliquer ? Elle ne le comprenait pas elle-même.
— Non, ce n’est pas un colocataire.
Ça ne l’est plus.
Son père semblait sceptique.
— Écoute, c’est juste… un ami, d’accord ?
Même si le mot « ami » était encore trop généreux. Il n’était même pas un ami du tout. Et définitivement pas un homme avec qui elle avait de nouveau l’intention de coucher. Plus jamais.
— Mais c’est un ancien flic, et il m’apprend à me protéger. Et puis le FBI me surveille.
Il fronça encore plus les sourcils, et elle réalisa qu’elle n’arrangeait pas vraiment les choses. Son père était un homme d’action. Il n’aimait pas laisser les autres régler les problèmes.
— Tu pourrais m’aider aussi, si tu veux, dit-elle. Qu’est-ce que tu dirais qu’on aille au champ de tir où je me suis entraînée ? Tu pourrais me donner des conseils.
Il se leva.
— D’accord. Allons-y, alors. Pas besoin de perdre de temps.
Pour la première fois depuis son arrivée, son père semblait quelque peu soulagé. La culpabilité de Feenie s’estompa.
— Merci. Viens à l’intérieur prendre un café pendant que je m’habille.
Elle se leva et lui déposa un baiser sur la joue.
— Et je suis désolée que tu aies fait tout ce chemin jusqu’ici. Je ne voulais vraiment pas t’inquiéter.
Il lui tapota maladroitement le dos.
— Les parents s’inquiètent toujours. Tu le comprendras un jour, quand tu auras des enfants.
Ouais, bon. La maternité ne lui avait jamais semblé si loin, perdue à l’horizon.
Elle guida son père vers la porte de derrière, mais il s’arrêta pour regarder les ouvriers qui posaient des bardeaux.
— Tu as perdu le pacanier ? demanda-t-il.
— Ouais. La foudre.
— Oh, quel dommage.
Il posa les yeux sur Feenie qui tenait la porte de la moustiquaire ouverte. Il s’éclaircit la voix.
— Alors, cet ami, il y a une chance que je le rencontre tant que je suis en ville ?
Feenie quitta la salle de Chico en nage, épuisée, et complètement revigorée. Elle n’aurait jamais pensé que les sacs de boxe et les ballons d’exercice pourraient lui faire un tel effet, mais ce soir, elle en avait savouré chaque minute. C’était son troisième entraînement sans Marco. En son absence, Eduardo, le frère de Chico, s’était précipité pour l’aider à s’entraîner avec les poids et les haltères – dans le cadre de son mois d’essai en tant qu’adhérente, avait-il déclaré. Ils savaient tous les deux que c’était un euphémisme pour l’utilisation gratuite de la salle de gym, du moins jusqu’à ce que les finances de Feenie se remettent sur les rails, mais personne ne semblait s’en soucier. Chico pensait probablement que c’était bon pour les affaires d’avoir quelques femmes dans la salle.
Agrippée à sa bombe lacrymo, Feenie se dirigea vers sa voiture. Elle gardait toujours son arme et sa bombe à portée de main depuis sa rencontre avec le FBI le samedi précédent.
Des bruits de pas retentirent derrière elle et Feenie accéléra le pas. Malgré la transpiration, les poils de sa nuque se hérissèrent. Quand les bruits de pas s’accélérèrent pour s’accorder aux siens, Feenie prit une profonde inspiration et fit brusquement volte-face.
— McAllister ! glapit-elle en manquant lui rentrer dedans.
— Merde.
Il lui attrapa le poignet. Elle était à un cheveu de l’asperger.
— Range ça.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Mon Dieu, tu m’as fait peur !
Il sourit.
— Je vois ça.
Elle rangea la bombe dans son sac.
— Tu suis souvent des femmes sur les parkings, ou c’est une occasion spéciale ?
— Je te cherchais. Le rôle de l’admirateur monomaniaque était pris.
Son regard dévia vers un pick-up noir garé à l’autre bout du parking.
Marco. De nouveau. Elle ne lui avait pas parlé depuis quatre jours, mais elle l’avait vu une bonne dizaine de fois – garé en bas de sa rue, près de la Gazette quand elle quittait le bureau, même flânant autour de l’épicerie où elle allait faire ses courses. Il ne semblait pas vouloir se cacher pour la suivre, contrairement à l’agent Rowe, que Feenie avait repéré une seule fois, furtivement, quand elle s’était rendue au travail le matin même. Tandis que le FBI la filait discrètement, Marco, lui, annonçait presque sa mission au mégaphone. Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ?
— Qu’est-ce que tu dis d’un Cuba libre ? demanda McAllister pour détourner son attention de la Silverado. Et si tu as faim, je t’offre des ailes de poulet.
Elle soupira.
— J’essaie d’arrêter, en fait. Tout cet entraînement a donné un coup de pied à ma santé.
— D’accord, mais je ne pense pas qu’aucun bar du coin ne propose de germe de blé. Tu veux un yaourt glacé ?
Elle jeta un nouveau coup d’œil à la Silverado et sentit presque les yeux de Marco en train de la sonder. Il n’aimait pas McAllister, et il était probablement jaloux. Il aurait probablement les nerfs de la voir partir avec lui.
— Un yaourt, c’est parfait, répondit-elle.
Quinze minutes plus tard, ils étaient assis à une table au Hais Helado. L’établissement proposait deux parfums de yaourt glacé et une vingtaine de parfums de glaces. Feenie avait commandé un banana split.
McAllister désigna sa coupe du menton.
— C’est un sacré coup de pied à ta santé que tu mets, là.
Elle lécha une pleine cuillerée de crème fouettée.
— C’est bourré de potassium, précisa-t-elle.
Il but à grand bruit son milk-shake double chocolat.
— Je n’ai pas mangé de truc comme ça depuis des années.
— Je veux bien te croire. En fait, je ne t’ai jamais vu boire autre chose que de la bière et du café.
Il haussa les épaules.
— Mon corps est un temple. Je laisse les gens le vénérer.
Feenie leva les yeux au ciel.
— Je vois pourquoi tu as tellement de succès avec les femmes. Bon, alors, qu’est-ce qui se passe ? Tu ne m’as pas invitée pour flirter.
Son sourire s’estompa.
— Il faut que je te parle.
— Oh-oh.
— À propos d’un article que j’écris et qui implique ton ex.
— Oh-oh bis.
Elle repoussa sa coupe et prit une profonde inspiration.
— D’accord, raconte.
— Une femme est venue au journal la semaine dernière. Elle voulait qu’on fasse un article sur la Banque Alimentaire de Mayfield. Je me souviens de t’avoir entendue dire que tu y avais travaillé.
— C’est vrai. Qui était la femme ?
— Ana Rivas. Tu la connais ?
— Bien sûr, répondit Feenie. Nous étions responsables de l’organisation du repas du midi quand la banque alimentaire servait une soupe populaire. Je ne savais pas qu’elle y travaillait toujours.
— C’est le cas.
McAllister sirota son milk-shake.
— Elle a reçu beaucoup de plaintes comme quoi la banque alimentaire recevait de plus en plus de dons ces temps-ci, mais que le nombre de familles aidées dans la vallée n’augmentait pas. En fait, d’après cette dame, ils font même des économies. Elle pense que quelqu’un se sert au passage, mais elle ne sait pas qui.
— Eh bien, je sais qu’ils font des économies, oui, dit Feenie. Ils ne servent plus de plats chauds désormais. Ils fournissent seulement des denrées non périssables aux personnes dans le besoin. Pourquoi Grimes t’a chargé de ça ? Ça n’a pas grand-chose à voir avec le secteur de la police.
— Tu n’as pas encore entendu la partie intéressante. Grimes a demandé à Rivas si elle avait fait part de son inquiétude aux flics, et tu sais ce qu’elle a répondu ?
— Quoi ?
Feenie ressentit une légère crainte au creux de son estomac.
— Elle a dit qu’elle avait fait part de ses soupçons à son beau-fils, qui s’avère être un flic de Mayfield. Mais c’était il y a des mois, et rien n’a bougé depuis. Devine un peu comment s’appelait son beau-fils.
— S’appelait ? Non. Pas Brian Doring ?
— Ding, ding, ding !
Il sourit.
— Tu es douée, Malone. On devrait faire équipe plus souvent. Je vais devoir le suggérer à Grimes.
— Tu penses que Doring a été assassiné à cause de la banque alimentaire ?
— Encore bon, dit-il. Ou du moins, ça me semble probable. À l’origine, je pensais qu’il acceptait des dessous-de-table pour fermer les yeux sur cette opération de contrebande, et que quelqu’un l’avait peut-être réduit au silence parce qu’il devenait trop gourmand. Mais maintenant, je pense qu’il posait seulement un peu trop de questions sur la banque alimentaire.
— Waouh, dit-elle. C’est sérieux. Comment peux-tu être certain qu’Ana Rivas a vu juste ? Et qu’est-ce que tout ça a à voir avec Josh ?
McAllister sortit un dossier et le fit glisser vers elle.
— Je pense que Josh se sert de l’organisme comme couverture pour blanchir de l’argent. Je voudrais que tu jettes un œil à ces documents et que tu me donnes ton avis.
Feenie ouvrit le dossier. Il contenait une impression de livre de comptes informatisé. Elle ne reconnaissait pas le format.
— Où est-ce que tu as trouvé ça ? demanda-t-elle.
— Rivas l’a imprimé du PC au bureau de la banque alimentaire.
— Je ne sais pas si je vais t’être d’une grande aide. Quand je travaillais là-bas, je ne me suis jamais occupée des comptes.
Elle parcourut les chiffres des yeux. Les nombres bondirent pratiquement de la page.
— Seigneur ! Tu sais combien ils encaissent ?
— Un paquet, je sais. J’ai trouvé ça louche pour un organisme à but non lucratif qui n’emploie qu’un salarié.
— C’est dingue, dit-elle. Impossible qu’ils aient ce genre de rentrées d’argent ! J’étais chargée des enchères annuelles de levées de fonds. Notre objectif était de vingt mille dollars. Et ce papier montre qu’il en rentre le double en à peine un mois.
— Baisse d’un ton, murmura-t-il.
Feenie jeta un coup d’œil autour d’elle mais, heureusement, la majorité des clients du Hal’s étaient des lycéens.
— Désolée, dit-elle à voix basse. C’est juste que… j’arrive pas à le croire. Et les débits aussi sont déments ! Neuf mille quatre cents dollars au marché de Sun Valley ? C’est insensé ! Surtout s’ils n’ont pas augmenté le nombre de familles nourries. Jusqu’où remontent ces versements ?
— Ils ont commencé il y a presque trois ans. Mi-août, je crois.
Il sourit.
— Tu penses que je tiens un vrai truc, là, hein ?
— Oh oui. Mais je ne vois pas comment tout ça est relié à Josh. À moins…
Elle releva les yeux vers lui.
— C’est le bénéficiaire, c’est ça ? L’un de ces épiciers est l’oncle de Josh.
— Tout bon encore une fois. Je suis impressionné.
Feenie referma le dossier.
— Waouh.
— C’est bien résumé. Et maintenant que tu as corroboré ma théorie, je me rapproche à grands pas de pouvoir faire un article complet sur tout ça. J’ai besoin de vérifier quelques autres sources, mais le tout se rejoint.
— Tu as dit que ça avait commencé il y a trois ans au mois d’août ?
— Ouais.
Feenie essaya de se souvenir de quelque chose d’inhabituel qui serait arrivé en août trois étés auparavant.
— Tu n’as rien vu de bizarre en juillet ?
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Non, pour rien, répondit-elle.
Cette année-là, Josh et elle avaient pris des vacances au Mexique mi-juillet, même si elle ne voyait ce que ça pouvait signifier. Elle fit glisser le dossier vers lui pour lui rendre.
— Est-ce que tu vas faire part de tes informations aux flics ?
— Pas aux locaux. Je ne veux pas finir comme Doring.
Elle ouvrit son sac et farfouilla dedans.
— Je crois que j’ai toujours la carte du type du FBI à qui j’ai parlé après la fusillade. Ouais, la voilà. Il s’appelle Rowe.
Elle lui tendit la carte.
— Merci, dit-il. Il se peut qu’ils ne puissent pas y faire grand-chose, parce que… écoute ça : j’ai un contact au jury d’accusation qui m’a dit qu’ils venaient de commencer à entendre le témoignage d’un éminent citoyen de Mayfield.
— Bon sang, je me demande qui ça peut bien être.
— Je me demande. Ce n’est qu’une rumeur, mais ce contact a toujours été fiable par le passé. Peut-être que Josh sera bientôt mis en accusation.
Il vérifia l’heure à sa montre.
— Merde. Faut que j’y aille. J’ai juste besoin d’une dernière chose.
— Je suis tout ouïe.
Il prit une profonde inspiration.
— Parle-moi de Cecelia Strickland. Elle est toujours bénévole à la banque alimentaire ?
— Non, plus maintenant. Elle est désormais bénévole à la Croix-Rouge. C’est un sacré engagement.
McAllister la regarda intensément.
— Tu ne trouveras sa trace dans rien de tout ça, lui dit-elle. Pas une chance sur mille.
Mais McAllister ne semblait pas convaincu.
— Écoute, je sais que tu ne connais pas Cecelia, mais moi si. C’est ma meilleure amie depuis presque vingt ans. Et c’est bien la dernière chose à laquelle elle participerait. Je te le promets.
— Je suis ravi de te l’entendre dire, répondit-il. Maintenant, fais-moi plaisir, arrête de tout lui raconter, d’accord ? Plus elle en sait sur Josh, plus tu la mets en danger.
Feenie croisa les bras.
— J’en suis bien consciente, mais merci du conseil.
Il détourna les yeux.
— Elle est mariée, tu sais.
Il ne répondit pas.
— Et heureuse en ménage. Son mari est un homme vraiment gentil.
Il haussa un sourcil.
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? reprit-elle. Tu ne penses pas qu’il soit gentil ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Alors c’est quoi cette attitude ? Tu t’es renseigné sur lui, c’est ça ?
— Un peu mon neveu ! Il était étroitement lié à Garland il y a quelques années. Et c’était son comptable, à un moment donné.
— C’était avant mon divorce. Quand Josh et moi nous sommes séparés, Robert a arrêté de travailler pour lui.
— Quelque chose à son sujet me… je ne sais pas. Merde.
McAllister se frotta le visage et fit la grimace.
— Qu’est-ce qu’une femme comme Cecelia fait mariée à un loser comme lui, d’ailleurs ?
Cecelia avait tout un tas de raisons d’avoir épousé Robert, et elles ne regardaient qu’elle.
— Est-ce que tu te renseignes sur Robert pour ton article, ou pour des raisons personnelles ? demanda-t-elle.
— Les deux.
Super. Génial. Le roi des play-boys avait craqué sur sa meilleure amie. Mais au moins, il était honnête sur le sujet.
— Qu’est-ce que tu as découvert d’autre ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Rien d’intéressant. Il n’a jamais eu la moindre contravention, il paie ses impôts, il n’a jamais eu d’ennui avec qui que ce soit, d’après ce que je sais. J’ai pas trouvé la moindre couille sur lui.
— Non, moi non plus.
Il sembla surpris.
— Quoi ? Cecelia est comme ma famille, reprit-elle. Bien sûr que je me suis renseignée sur lui. Mais il n’y a rien de ce côté. Alors laisse-la tranquille, d’accord ?
Il la regarda avec de grands yeux, l’expression prudemment neutre.
— Je suis sérieuse, McAllister.
— Je sais bien.
Feenie soupira en essayant de se résigner au fait qu’il allait tenter quelque chose. Mais Cecelia était une grande fille. Elle pouvait s’occuper de ses affaires et des avances indésirables qu’il arrivait qu’on lui fasse.
— Allons-y, dit McAllister. J’ai encore des choses à faire au journal.
Quand ils sortirent du magasin de glace, Feenie repéra la Silverado de Marco garée de l’autre côté de la rue.
— Vas-y d’abord, dit-elle à McAllister. Il va me ramener.
Il fronça les sourcils vers le pick-up.
— T’es sûre ?
— Ouais, c’est bon.
Marco avait baissé sa vitre et l’observait, l’air agacé. Elle traversa la rue en se déhanchant et s’accouda à la portière.
— Salut, dit-elle avec désinvolture. Tu travailles tard ?
— Ouais. Et toi ?
— Ouais.
Il regarda dans la direction de McAllister avec une mine renfrognée. Elle avait vu juste – il était bel et bien jaloux.
— Ça t’embête de me déposer chez Chico ? Puisque tu me suis, de toute façon ?
— Monte, dit-il en mettant le moteur en route.
Ils traversèrent la ville en silence et, comme d’habitude, il prit un chemin détourné. Quand ils arrivèrent enfin sur le parking, elle se retourna vers lui.
— Tu peux arrêter, tu sais. Le FBI me surveille.
Il ne dit rien.
— Très bien, fais comme tu veux. Mais tu perds ton temps.
— Vraiment ?
Elle le regarda plus attentivement, mais son visage était dénué de toute émotion. Qu’ils soient maudits, lui et ses jeux d’esprit.
— Est-ce que tu essaies de me faire peur ? Quoi, tu crois que je vais revenir en courant pour avoir un garde du corps gratuit et du sexe facile ? Je suis désolée de te le dire, Marco, mais c’était pas si génial.
Il rit.
— Si, ça l’était, et tu le sais très bien.
— Parle pour toi.
Il se pencha et posa une main sur sa nuque. Son regard tomba sur sa bouche, et elle se figea. Il allait l’embrasser. Et elle en avait envie.
— Feenie ?
— Hein ?
Il passa un pouce sur sa lèvre inférieure, et elle eut l’impression que son cœur allait bondir de sa poitrine.
— Tu as du chocolat sur la bouche, guera.
Son sourire séduisant s’élargit pour se transformer en grimace. Il se moquait d’elle. Elle sentit des larmes lui brûler les yeux et tendit la main vers la poignée de la portière, mais il la retint par le bras.
— Hé.
Il avait désormais le regard sombre.
— Je sais que tu es en colère contre moi, mais écoute-moi. Tu ne peux pas faire confiance au FBI, Feenie. Tu m’entends ? Ils se préoccupent bien plus de mettre le grappin sur leur homme que de te protéger.
Elle le regarda, incrédule.
— Non mais est-ce que tu t’entends ? Tu es tellement hypocrite ! Tout ce qui te préoccupe, toi, c’est ta vendetta.
La colère éclata dans le regard de Juarez. C’était l’une des seules émotions qu’il n’arrivait pas à cacher.
— Est-ce que tu le nies ?
Il ne répondit pas, et elle retira brusquement son bras.
— Bonne nuit, Marco.
Elle ouvrit la portière.
— Dors bien, dans ton pick-up.
Deux heures plus tard, Feenie était assise à la table de sa cuisine, à peine surprise.
Elle avait vu juste.
Les gros versements sur le compte de la banque alimentaire avaient commencé peu après l’un de ses voyages au Mexique avec Josh. Et pas n’importe quel voyage – un voyage inhabituel. Pendant leur mariage, ils avaient fréquemment traversé la frontière pour passer des week-ends prolongés. Ils faisaient du shopping, du snorkeling, de la plongée. Mais ce voyage-ci avait été bien différent.
Pour commencer, c’était la seule fois où elle se souvenait d’être partie en vacances avec Josh sans descendre dans un hôtel de luxe. Ils avaient atterri sur un aéroport déglingué et séjourné dans un hôtel insignifiant. Rien à voir avec les standards habituels de Josh. Pas de room-service. Pas de salle de gym. Aucun terrain de golf à des kilomètres à la ronde.
Et puis il y avait eu la plongée. Marginale, et encore, en étant indulgent. Josh et Feenie étaient tous deux des plongeurs certifiés. Ils allaient sans cesse faire de la plongée aux meilleurs endroits, et ils avaient l’habitude d’être impressionnés. Mais pas cette fois-ci. Le week-end entier avait été totalement raté. Et pourtant, Josh ne s’était pas plaint. En y repensant, Feenie réalisa que sa priorité n’avait pas été de se délasser.
Elle se rappela la halte qu’ils avaient faite en se rendant à la palanquée de plongée. Elle avait passé une demi-heure à transpirer dans la voiture de location pendant que Josh se renseignait sur une opportunité d’investissement ; ou du moins c’est ce qu’il lui avait dit.
Son souvenir était vague – un week-end insignifiant qui s’était déroulé trois ans auparavant – mais les détails commençaient à lui revenir. Elle se rappela la route sinueuse en gravier qu’ils avaient empruntée, l’entrepôt désaffecté où il avait garé la voiture. Elle ne se souvenait pas de grand-chose d’autre, mais pour une raison ou une autre, il lui semblait que c’était sur l’eau.
Un bac. Elle avait vu un bac. L’endroit était définitivement sur l’eau. Une espèce de quai de chargement, très probablement.
Elle n’avait pas posé beaucoup de questions, à l’époque – Josh était sans cesse en train d’investir dans une transaction immobilière ou une autre, et les détails l’ennuyaient. Elle se souvenait seulement de la chaleur, de son agacement et de son impatience d’aller plonger.
Mais à présent, Feenie était en train d’étudier son passeport. Il avait été tamponné un nombre incalculable de fois pour le Mexique et les Caraïbes, mais un seul tampon datait du mois de juillet trois années auparavant : Punto Dorado. Elle griffonna le nom sur un post-it. Ça devait être là. Feenie fouilla dans les étagères de sa bibliothèque jusqu’à trouver un vieil atlas. Elle repéra la page du Mexique et se pencha dessus. Punto Dorado se trouvait près de la côte, comme elle l’avait suspecté. Et pas très loin du Texas. Ils auraient pu y aller en voiture, mais ils avaient pris l’avion. Pourquoi, elle n’en avait aucune idée.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Tout juste minuit passé. Et elle aurait parié que le pick-up de Marco était toujours stationné devant sa maison. Elle lui en voulait toujours, mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer sa ténacité. C’était agréable de le savoir là, si ce n’était pour le bonheur de Mme Hanak.
Feenie ouvrit la porte de son placard et chercha son sac de voyage. Il se faisait tard, et elle avait encore beaucoup à faire cette nuit. Elle devait prendre une douche, rassembler des vivres et faire quelques préparatifs. Mais, le plus important était de trouver un moyen de semer Marco.
Elle composa le numéro de McAllister en retirant le sac du placard.
— Salut, c’est Feenie, dit-elle quand il répondit. À quel point tu le veux, cet article ?
Il rit doucement à l’autre bout du fil.
— Chérie, est-ce que tu as vraiment besoin de demander ?